Royaume : 4. hist. litt. P. anal. ou au fig. Espace, endroit, domaine concret ou abstrait propre à une personne, un animal, une chose, où une personne, un animal, une chose domine par des qualités qui lui sont propres. Royaume intérieur ; royaume de l'esprit ; royaume des songes. cnrtl.fr
"Il faut d'abord que je vous montre la maison, le jardin, tout notre petit royaume.”
(G. Duhamel, Suzanne).
"Nous entrons éblouis dans le jeune royaume du genêt et des ajoncs ! "
(Colette, Belles saisons)
Tsal Soufri, il faut souffrir. Toute ma grand mère était dans cette phrase qui, plus tard, nourrit si bien ma colère quand j'allais à la messe avec elle pour lui faire plaisir. Son corps même, plié vers la terre et noueux, en était la vivante illustration.
Une humilité de vaincue, d'esclave, de serve plus exactement : des générations et des générations de serfs, depuis l'an mille, baissaient l'échine sur les terres seigneuriales et le nez dans les soupes de pain. Non pas l'Agnus Dei, mais le mouton à tondre !
Et pendant que je ruminais ces choses, avec plus ou moins de netteté selon mes âges, le Christ dans la lumière du vitrail restait de verre. Moi, je n'étais de rien, ni terre ni air ni feu ni eau, déjà séparée du ru où mes premières années avaient pataugé, déjà loin des labours et des foins, des fournaises et du bonheur absolu que cette terre me donnait, à pleines charretées, à pleins bras, à plein ciel, dans un offrande sans mesure, une profusion d'amour incommensurable. Je pensais et je dilapidais. L'enfant prodigue s'éloignait, s'éloignait. Au sein même du bonheur, au cœur de l'abondance, à la source même, il s'éloigne. Il est encore ici qu'il est déjà loin de ce qui devrait, de ce qui pourrait le retenir. Il ne veut pas de ces liens-ci. Ni d'autres d'ailleurs, ou bien librement choisis. Même des liens de fleurs ligaturent celui qui, se cherchant, ignore qui il est. Il reviendra repentant. Repentant parce qu'ayant compris. Libre donc, et seulement alors recevra-t-il, tête baissée, cette obligation du bonheur, cette munificence ; alors seulement il en jouira pleinement puisqu'il sera enfin rentré chez lui. Je n'étais pas chez moi, voilà. Etait-ce d'être sans père, d'en avoir un qui, plus que d'être inconnu, n'était pas "de par ici" ? Graine venue d'ailleurs, exotique, dont on ne pouvait prévoir la pousse et la récolte. Certain regard que, de temps à autre, ma grand-mère portait sur moi m'a servi de tuteur. Un regard de Sibylle perplexe: Qu'en sera-t-il de cette enfant ? Catastrophique Cassandre ! Déjà que l'avenir lui faisait peur pour toute chose familière, récoltes, vêlages, dettes et on-dit... L'avenir n'était qu'un potentiel d'accidents dont il fallait conjurer la gravité en les prédisant tous, surtout les pires. A ce jeu, l'imagination est toujours gagnante. Je n'étais pas chez moi, mais chaque brin d'herbe, chaque arbre, chaque insecte, somptueux ou redouté, chaque journée me recevait dans son intimité, sans rien me demander que d'être : j'étais des leurs, partie du tout, infime petite fille comme on est un caillou, une motte, un bourgeon que la sève pousse et que le soleil tire, vers le haut, toujours vers le haut...
Un grand père d'Amour. Mon arbre.
Quand Pierre est arrivé au monde, sa mère les a quittés. Lui et le monde. C'était en 1899, à la fin de l'hiver, quelque part entre Aubazine et Palazinge, dans une ferme plus que pauvre de Corrèze. Le lait de vache ne convenait pas, on acheta une chèvre. Le lait de la chèvre est sain, mais il ne nourrit guère. Le nourrisson pleurait continûment. Sa grand-mère le tenait constamment dans ses bras. On ne savait que faire. Le grand-père, que ces choses-là ne regardaient pas, laissait faire les femmes et accomplissait en silence le deuil de sa fille. Le nourrisson non nourri mourait. A la grande tablée où mangeaient fils et gendres, filles et brus, il observait le marmot vagissant toujours plus faiblement dans le giron de sa femme, petite figure ridée pas plus grosse qu'un pois, qui n'avait de force que pour pleurer et qui semblait vouloir rejoindre sa mère, faute de mieux. Six mois bientôt: il était évident qu'il ne survivrait plus longtemps. Un jour, le grand-père dit à sa femme : "Il me semble qu'il regarde cette soupe... Essayez donc de lui en donner un peu. Au point où il est arrivé..." La grand-mère obéit et versa dans la bouche de l'affamé une cuillerée de bouillon. Pierre avala goulûment sa première soupe de pain trempé à l'âge de six mois. Il en mangea trois fois par jour jusqu'à ses quatre-vingt dix-huit ans.
Paris, janvier 1999
Ce matin, Robert part vers en haut. On le suit. Il semble aller sans but particulier, les mains dans les poches, une promenade comme il en fait souvent et on l'accompagne, pour la compagnie.
Arrivé dans le bois, il accélère, ses jambes immenses faisant des pas de bottes de sept lieues, et c'est difficile de le suivre. Les ronces sont hautes par ici et le sous-bois un peu fouillis. "Attends-moi !"
Il va encore plus vite, loin maintenant, vers un talus qui lui arrive à la poitrine. En un saut il y est et disparaît. Bien sûr, on le connaît ce talus, c'est derrière la maison tout près et on pourrait revenir en arrière, retourner, mais abandonner, non ! Abandonner Robert ? Jamais. On y va. Le talus arrive au-dessus de la tête ; on est déjà passée par là sans doute, mais tout de même, il faut s'accrocher ! Aux fougères toujours de confiance, solides et ligneuses, plus sûres que les branches basses des châtaigniers qui sont souvent pourries et qui vous lâchent sans crier gare. Le tout est de se hisser sans regarder la terre, sans penser aux serpents et sans glisser en arrière, entraînée par son derrière Voilà, ça y est, on y est arrivée. Toute seule ! En haut, personne et pas de chemin. C'est de l'inextricable. Il l'a encore fait exprès. Pour la perdre. On avance avec circonspection sous la voûte verte, en prenant garde aux ronces, surtout les moyennes qui griffent juste entre les bottes de caoutchouc et le short. Les grosses, il suffit de se retourner et poliment, mais sans avoir peur, de repousser la tige farceuse par la grosse épine qui retient la chemise. Le bien, c'est qu'il n'y a pas d'orties quand il y a trop de ronces et de fougères. Les orties, il leur faut de la lumière pour grandir et pouvoir piquer. On avance, mais c'est pas à pas et sans trop regarder aux alentours, juste devant, car dans les bois, même si on les connaît, les arbres en cachent d'autres et ça semble infini. Ils donnent l'impression de bouger dès qu'on leur tourne le dos, de changer de place comme s'ils jouaient à "un, deux, trois, soleil" et il ne faut pas se retourner, sans ça, on ne sait pas ce qui pourrait arriver.
Au moment où, en ne pensant pas à tout ça, on commencerait à avoir peur, le voici qui est là, le Robert, adossé à un arbre, mais sans avoir l'air d'attendre, comme s'il observait ou réfléchissait dans son silence. On lui râle quelque chose pour la forme, on lui babille n'importe quoi, parce qu'on est contente toujours qu'il soit là juste quand il faut. A peine qu'on arrive, il repart. Devant.
On arrive au chemin creux qui mène à chez Marie-Louise. Le talus, c'était un raccourci, enfin un rallongis, pour rendre l'aller plus intéressant. Dans le chemin creux, Robert ralentit ; il s'arrête à certains arbres, les examine, tourne autour, les touche, semble les soupeser. Au troisième arbre, on a compris. Ce sont des noisetiers ! Aujourd'hui, on fait un arc. Et des flèches.
Trouver la bonne tige peut prendre toute la matinée, mais on reviendra avec pour le déjeuner, c'est sûr et on la taillera après midi.
- Dis, Robert, on va faire un arc ?
- ...
- Tu vas faire un arc, dis ?
- ...
- Je sais que tu vas faire un arc, alors."
- ...
- ... puisque tu vas le faire, cet arc, je le vois bien, pourquoi tu le dis pas, hein ?"
- ...
La traque a commencé.
La sienne pour la branche de noisetier idéale, celle qui aura un diamètre régulier sur assez de longueur, qui ploiera docilement selon la bonne inclinaison, qui se laissera écorcer pour montrer sa nudité laiteuse et fraîche, qui sera assez Robuste pour supporter la tension de la ficelle, qui donnera de surcroît quelques flèches bien droites, ni trop fines ni trop grosses.
Tsal sufri, Catherine Brousse - éditions Paupières de terre