Catherine Brousse

Art-déco-c
Royaume

Carnet en chemin
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Royaume : 4. hist. litt. P. anal. ou au fig. Espace, endroit, domaine concret ou abstrait propre à une personne, un animal, une chose, où une personne, un animal, une chose domine par des qualités qui lui sont propres. Royaume intérieur ; royaume de l'esprit ; royaume des songes. cnrtl.fr

"Il faut d'abord que je vous montre la maison, le jardin, tout notre petit royaume.”
(G. Duhamel, Suzanne).
"Nous entrons éblouis dans le jeune royaume du genêt et des ajoncs ! "
(Colette, Belles saisons)

Le baiser musicien

San Francisco, 1978 : une des premières photos que j'aie prises… En tous les cas, une des premières qui m'ait ouvert... les yeux ! Pour la première fois peut-être j'exprimai du ressenti sans passer par des circonvolutions raisonneuses, sans passer par les mots. Ce ne fut pas immédiat, je ne m'en rendis pas compte au moment de la prise de vue, il me fallut longtemps pour voir surgir, dans ce baiser saisi au vol, toute une enfance volée, non advenue, enfuie autant qu'enfouie.
Le négatif m'avait attiré l'oeil. Dans le placard qui me servait alors de chambre noire, je me concentrai tout entière sur la petite étoile de lumière qui brillait au sommet du trombone : tout était là, croyais-je, dans ce scintillement si modeste mais qui faisait trembler l'image... Il fallait du noir autour, un noir puissant et riche, mais ça ne suffisait pas, il fallait aussi travailler sur la blancheur de la robe que portait la fillette, si élégamment, une robe comme je n'en avais jamais portée, moi si garçon manqué... et le soleil dans ses cheveux ! Une telle blondeur : je découvrais la magie du noir et blanc.
Le baiser musicien
Tirage après tirage, cherchant l'image parfaite, je tournais, sans vraiment vouloir le voir, autour de ce que me disait cette image : avoir un père, c'était comme ça ? un père musicien, en vrai, ça existait ? Les photos ne mentent pas ! Un père (je n'avais jamais douté même une seconde que ce ne fût là "le" père), un père donc, barbu, bouclé, jeune, des doigts fins et forts, les bras solides, et plein d'amour dans les yeux clos...
Ainsi, d'essais ratés en essais corrigés, d'épreuves en épreuves, toujours plus contrastées, toujours plus claires, je m'approchais d'une douleur ancienne et méconnue, d'un manque sans deuil possible, d'une absence irrémédiable. Je ne réparais rien, mais je comprenais que tout ce que je verrai, tout ce que je vivrai, traverserait le filtre de ma propre histoire ; j'apprenais à voir, et à montrer et la joie que cela me procurait donnait sens à tout ce qui n'avait pas été, me reconstruisait aussi.
La création n'est peut-être que cela, reconstruire sur des ruines...
La leçon du hérisson

Je me promenais sur la route que nous venions d'emprunter en voiture pour rentrer d'un dîner chez des amis lorsque je vis, exactement dans le tracé des roues, un hérisson. La nuit était bien avancée, obscure, et la forme sombre si aplatie que je crus d'abord m'être trompée et qu'une motte grasse du champs voisin avait atterri là, portée par un tracteur.
Je m'approchai, il ne bougeait pas ; rien ne bougeait d'ailleurs dans cette campagne toscane terrassée par le plein août. Je regardai de plus près, notai qu'il n'était pas roulé en boule comme sont supposés l'être les hérissons. Allumant la lampe stylo dont je m'étais fièrement munie bien que les piles en fussent presque épuisées, je vis que son nez touchait la route ; il me sembla mouillé, comme ensanglanté, ses deux petits yeux ouverts et fixes dans l'étroit faisceau de la lampe.
Pour voir si ce n'était pas une feinte et s'il ne finirait pas par bouger, je restai immobile, les yeux fixes moi aussi, pendant un temps qui me fut long. Les crampes me gagnaient et je me sentais ridicule, debout sur cette route où l'on ne voyait pas grand chose. Quant au hérisson, rien.. Je m'ébrouai discrètement.
Je pensai alors qu'il était mort et que nous venions de l'écraser en revenant de cette fête où tant de paroles vaines s'étaient échangées en tant de langues entre gens si divers. Et lui qui, par cette nuit de lune montante, se rendait sûrement à quelque tête-à-tête, venait de rencontrer sa fin, ici, au beau milieu d'une route, fosse commune des hérissons de tous bords. Je me dis que je ne pouvais le laisser ainsi, en plein milieu, qu'il serait peut-être mieux sur le bas-côté, dans l'herbe. S'il agonisait, peut-être cela avait-il encore quelque importance. S'il était mort, ce n'était pas la peine qu'une seconde voiture lui repassât dessus...
Un hérisson mort a-t-il les yeux ouverts ou fermés ? Comment souffre et comment meurt un hérisson ? Ce sont là les questions qui me traversèrent, mais sous la surface, en profondeur, une autre prenait très vaguement forme, se mettait longuement en chemin, commençait sa lente ascension. Je touchai très légèrement ses piquants qui me parurent tout cassés, comme un champs de blés razziés par la faucheuse. Ainsi la roue du destin tourne-t-elle pour les hérissons sous la forme littérale d'une roue de voiture.
Même pas mort !
J'avais terriblement envie d'herbe pour lui, une envie comme il en prend, vers la fin de l'hiver passé en ville quand l'herbe semble n'avoir à ce point jamais existé qu'on s'en souvient à peine, comme une histoire inventée dans un livre d'images fermé depuis longtemps, comme le paradis perdu. Cette faim d'herbe alors ! Cette envie de vivre !
Je n'osais pas le prendre pour le porter sur l'herbe. S'il était blessé, mes mains sans tact, aveugles, grossières, pouvaient lui faire atrocement mal ou peur ou l'achever... Il ressemblait à une grosse châtaigne. Ce détail me fendit le cœur, comme si une émotion, mal définie mais contenant le germe de toute vie et de toute mort, sortait soudain de sa bogue éclatée.
Je m'accroupis à côté de lui comme, enfant, je m'accroupissais auprès de tout ce que je voulais observer, comprendre ou simplement voisiner, et je me mis à prier. Je ne pouvais le laisser là, tout seul, même s'il n'était pas de mon espèce et si je ne pouvais décidément rien pour lui, pas même décider de l'attitude à adopter. Aussi je priai de tout mon cœur à moitié sorti, faisant silence à tout ce qui venait de se dérouler, en quelques minutes, dans mon esprit, les observations, les suppositions, les émotions, les spéculations... Une prière sans but, entre lui et moi, et que les mots tissaient au fur et à mesure. Bien que silencieuse, elle allait comme une onde, vaste et sans mesure et moi, j'étais depuis toujours ici, depuis toujours immobile, un chant d'amour enclos dans le cœur du chörten, de la stèle ou du calvaire, à la croisée de n'importe quels chemins, entre terre et ciel, entre vie et mort. Les paroles prenaient le temps et montaient l'accrocher à la patère des étoiles.
L'ombre de mes mains jointes touchait l'ombre portée de son corps. La lune, nouvelle, s'était levée, éclairant la scène juste comme il fallait, sans rien de funèbre ni de grandiloquent. Ma prière, tranquille à présent comme un ruisseau de prairie, allait tout entière vers le hérisson mort qui, soudain, se redressa un peu, fit demi-tour pour trotter, sans hâte cependant, vers l'autre côté de la route et se fondre en douceur dans l'opacité d'un fourré.
Je terminai la prière, me redressai, saluai sobrement la figurine enfuie, la lune et les alentours, puis rentrai me coucher, le cœur content. La prière, me dis-je avant de sombrer dans le sommeil, la prière sert donc à cela, de rester assez longtemps tranquille et silencieux pour voir vraiment ce qu'il en est.

Quelques années plus tard, je lus Barry Lopez. Dans un de ses récits, il évoque une terre inuite où viennent les animaux tués en attendant de reprendre corps. Ils ne peuvent retourner chez les vivants que si une prière a accompagné leur mise à mort. "Mais maintenant, dit leur gardien Inuk, il y en a trop qui n'arrivent pas jusqu'ici. Ils sont simplement tués. Sans prière." Il ajoute : "Dans beaucoup de religions, il n'y a plus d'animaux. C'est plus dur à présent pour eux. Ils continuent comme ils peuvent."

Je sus en lisant ces lignes quelle était la véritable question que m'avait posée le hérisson ce soir-là, dans la douceur toscane.

Les écrits qui suivent sont donnés en lambeaux - comme ils ont été vécus. Comme ces loques de laine que laissent les brebis aux passages épineux - chaque nouveau jour de printemps un peu plus pelées. Il faudrait à chaque débris remonté des profondeurs du passé - au bord de la suffocation - plus d'air, plus d'espace, un souffle plus ample, au fur et à mesure que sèche la peau à vif de l'enfance. Mais c'est travail de longue haleine... En attendant le temps du rassemblement, voici ces hardes, petite balle d'étoffes rapportées de mes lointains.

nos ainés
Tsal Suffri
Préambule
Ecrire sur "ça"
Exorde

Écrire sur "ça".
Ce serait pour raconter quoi ? Raconter encore une fois l'enfance ? A supposer qu'écrire serve à remonter le cours du temps comme les nageoires servent aux saumons pour retrouver le lieu du frai originel... Raconter un lieu ? Comment recréer un espace qui fut tout à la fois refuge et prison et l'offrir au voyageur égaré qui, par hasard ou par nécessité, aurait ouvert ce livre pour s'y délasser ou y chercher sa route ? Raconter une époque, alors ? L'illusion - tentation particulièrement poignante - de faire revivre ce qui n'est plus, une nostalgie de trop bon aloi pour être honnête, un consensus très fin de siècle sur la beauté et l'harmonie d'un passé où le paysan avait sa place ou, en tous cas, existait.
Non, pas cela.
Raconter les aimés alors ? Les proches trop proches pour ne pas être troublants, comme on ne peut s'empêcher d'agiter l'eau dans laquelle on veut précisément "voir quelque chose". Et la souffrance qui les jointure, ciment plus sûr que tous les liens du sang.
Non plus, vraiment. Quoi alors que ce "ça" qui me hante et me fuit, qui se tarit au moment même où "ça" affleure, autour de quoi je tourne comme langue dans la bouche ?
Il y a eu cette vision... Ce Christ, qui surveilla mon enfance les rares jours de grand messe, Christ sorti soudain (enfin ?) de l'église délaissée, sans nom et sans curé, et que, de Paris, peu de temps après la mort de mon grand-père, je "vis" au-dessus de Lostanges entourer de ses bras la courbe des collines et le village et les bois, les prés revenus en friche, et le ciel et la route, tout ce paysage tellement connu par cœur que je ne savais plus le dire, comme l'élève ânonne le poème que pourtant il aima et qu'il récite désormais devant la classe, ayant perdu la saveur des mots et leur image, perdu dans la mémoire saturée, le saint esprit perdu dans le bêlement liturgique, Christ perdu dans la peur de Dieu et de la mort.
La mort ! C'est elle qui me rend aujourd'hui tout ce qui m'a été donné là-bas, par des êtres disparus, tout ce que j'ai tâché avec effort de perdre en chemin. Les petits cailloux blancs dans la forêt où les miens m'ont perdue, c'est leur mort justement qui les a semés. Et qui fut le premier ? De proche en proche, nos morts remontent la nuit des temps, aux temps de la nuit, quand l'ignorance courait, plus vive que les générations.

Tsal Soufri, il faut souffrir. Toute ma grand mère était dans cette phrase qui, plus tard, nourrit si bien ma colère quand j'allais à la messe avec elle pour lui faire plaisir. Son corps même, plié vers la terre et noueux, en était la vivante illustration.
Une humilité de vaincue, d'esclave, de serve plus exactement : des générations et des générations de serfs, depuis l'an mille, baissaient l'échine sur les terres seigneuriales et le nez dans les soupes de pain. Non pas l'
Agnus Dei, mais le mouton à tondre !
Et pendant que je ruminais ces choses, avec plus ou moins de netteté selon mes âges, le Christ dans la lumière du vitrail restait de verre. Moi, je n'étais de rien, ni terre ni air ni feu ni eau, déjà séparée du ru où mes premières années avaient pataugé, déjà loin des labours et des foins, des fournaises et du bonheur absolu que cette terre me donnait, à pleines charretées, à pleins bras, à plein ciel, dans un offrande sans mesure, une profusion d'amour incommensurable. Je pensais et je dilapidais. L'enfant prodigue s'éloignait, s'éloignait. Au sein même du bonheur, au cœur de l'abondance, à la source même, il s'éloigne. Il est encore ici qu'il est déjà loin de ce qui devrait, de ce qui pourrait le retenir. Il ne veut pas de ces liens-ci. Ni d'autres d'ailleurs, ou bien librement choisis. Même des liens de fleurs ligaturent celui qui, se cherchant, ignore qui il est. Il reviendra repentant. Repentant parce qu'ayant compris. Libre donc, et seulement alors recevra-t-il, tête baissée, cette obligation du bonheur, cette munificence ; alors seulement il en jouira pleinement puisqu'il sera enfin rentré chez lui. Je n'étais pas chez moi, voilà. Etait-ce d'être sans père, d'en avoir un qui, plus que d'être inconnu, n'était pas "de par ici" ? Graine venue d'ailleurs, exotique, dont on ne pouvait prévoir la pousse et la récolte. Certain regard que, de temps à autre, ma grand-mère portait sur moi m'a servi de tuteur. Un regard de Sibylle perplexe: Qu'en sera-t-il de cette enfant ? Catastrophique Cassandre ! Déjà que l'avenir lui faisait peur pour toute chose familière, récoltes, vêlages, dettes et on-dit... L'avenir n'était qu'un potentiel d'accidents dont il fallait conjurer la gravité en les prédisant tous, surtout les pires. A ce jeu, l'imagination est toujours gagnante. Je n'étais pas chez moi, mais chaque brin d'herbe, chaque arbre, chaque insecte, somptueux ou redouté, chaque journée me recevait dans son intimité, sans rien me demander que d'être : j'étais des leurs, partie du tout, infime petite fille comme on est un caillou, une motte, un bourgeon que la sève pousse et que le soleil tire, vers le haut, toujours vers le haut...

Mémé
Exhortation

Marie V., paysanne, ma grand mère. Visage d'ombre et mains de pierre.
Ses possessions : une poignée de terre et ces gestes amoncelés qui glanent. Toujours en mouvement, il faut le souffle pour la suivre. Je ne peux être que voyeuse, spectatrice immobile de ce corps à corps entre ma grand mère et la terre.
Qu'on ne se trompe pas sur la beauté du geste. Hors de la terre, point de salut et de la terre je suis exclue : visage pâle et mains lisses, bâtarde de la ville.
Pliant son corps à la terre, son âme au ciel du "Dieu vengeur", et ployant autour d'elle bêtes et hommes, ma grand-mère vaque, vaille que vaille, et, pendant qu'elle surgit de l'autre côté, j'écris afin que nos espaces se séparent.
nos ainés
Animal

Avec l'animal (domestique uniquement), un échange de bons procédés - le seul vrai dialogue, une complicité terre à terre. Les bêtes sont la subsistance même, il faut les nourrir. Ce qu'elle leur donne, elles le lui retournent. Cette circulation harmonieuse de la nourriture est la grande victoire quotidienne sur cette sauvagerie qu'est la vie : "Rien ne se perd", soulagement du recours toujours possible. La mémoire des famines court dans chaque cellule de son être. Garder las ouilles, les ouailles, c'est les regarder manger. Avec la chèvre, qui sait aussi ce que c'est que l'orgueil, elle entretient une relation privilégiée ; la Billou le sait, n'en abuse point, même s'il lui arrive parfois de voler un des ses propres fromages dans le panier suspendu où ils sont mis à sécher. Les chiens sont plus humains : à contenir donc. Quant aux chats, ils ont intérêt à attraper des souris ! Leur aptitude au plaisir et leurs airs nonchalants sont des plus provocants et soulèvent volontiers l'ire grand-maternelle. Auprès d'elle, j'ai grandi comme un animal, de bols de lait en assiettes de soupe. Je m'étonnais, quand l'école et la ville me reprenaient, qu'il y eût autre chose que les courses folles dans les prés, les sentiers de la guerre de Robert, d'autres activités que nourrir et être nourrie. Je m'étonnais aussi que la maîtresse ne sache pas ce qu'étaient les ouilles... Le mot "mouton" me rebuta, ma langue se fendit. Ne pouvant, ne sachant, ne voulant, pas manger à deux râteliers, ce fut le début des trahisons.
Végétal

Accordé par la terre et par Dieu, le végétal est le véritable credo de ma grand-mère. Il faut se pencher toujours et ramasser, ramasser sans cesse.
Plus que paysanne, elle est glaneuse médiévale. Les grandes récoltes de saison la mobilisent moins que cette cueillette impérative de tous les instants. Il est impossible, impensable, de faire deux pas hors de la maison sans rapporter un tablier plein ou d'immenses brassées de tout ce qui pousse ou tombe à ce moment-là, à cet endroit-là, où elle est : trois épis de maïs, des topinambours, un chou pour les lapins, les premiers champignons, les dernières châtaignes ou, s'il n'y a vraiment que neige ou gadoue, du bois à sécher.
Ne rien laisser perdre - la crainte constante de "manquer", comme si la terre, en représailles, n'allait plus jamais reverdir, plus jamais donner, plus jamais accorder ses maigres oboles, manne jamais suffisamment méritée.

Pour tout héritage : une terre imaginaire...
nos ainés
Pierre B.
relation

Un grand père d'Amour. Mon arbre.
Quand Pierre est arrivé au monde, sa mère les a quittés. Lui et le monde. C'était en 1899, à la fin de l'hiver, quelque part entre Aubazine et Palazinge, dans une ferme plus que pauvre de Corrèze. Le lait de vache ne convenait pas, on acheta une chèvre. Le lait de la chèvre est sain, mais il ne nourrit guère. Le nourrisson pleurait continûment. Sa grand-mère le tenait constamment dans ses bras. On ne savait que faire. Le grand-père, que ces choses-là ne regardaient pas, laissait faire les femmes et accomplissait en silence le deuil de sa fille. Le nourrisson non nourri mourait. A la grande tablée où mangeaient fils et gendres, filles et brus, il observait le marmot vagissant toujours plus faiblement dans le giron de sa femme, petite figure ridée pas plus grosse qu'un pois, qui n'avait de force que pour pleurer et qui semblait vouloir rejoindre sa mère, faute de mieux. Six mois bientôt: il était évident qu'il ne survivrait plus longtemps. Un jour, le grand-père dit à sa femme : "Il me semble qu'il regarde cette soupe... Essayez donc de lui en donner un peu. Au point où il est arrivé..." La grand-mère obéit et versa dans la bouche de l'affamé une cuillerée de bouillon. Pierre avala goulûment sa première soupe de pain trempé à l'âge de six mois. Il en mangea trois fois par jour jusqu'à ses quatre-vingt dix-huit ans.

                                             Paris, janvier 1999

nos ainés
Robert
Lamento

Ce matin, Robert part vers en haut. On le suit. Il semble aller sans but particulier, les mains dans les poches, une promenade comme il en fait souvent et on l'accompagne, pour la compagnie.
Arrivé dans le bois, il accélère, ses jambes immenses faisant des pas de bottes de sept lieues, et c'est difficile de le suivre. Les ronces sont hautes par ici et le sous-bois un peu fouillis. "Attends-moi !"
Il va encore plus vite, loin maintenant, vers un talus qui lui arrive à la poitrine. En un saut il y est et disparaît. Bien sûr, on le connaît ce talus, c'est derrière la maison tout près et on pourrait revenir en arrière, retourner, mais abandonner, non ! Abandonner Robert ? Jamais. On y va. Le talus arrive au-dessus de la tête ; on est déjà passée par là sans doute, mais tout de même, il faut s'accrocher ! Aux fougères toujours de confiance, solides et ligneuses, plus sûres que les branches basses des châtaigniers qui sont souvent pourries et qui vous lâchent sans crier gare. Le tout est de se hisser sans regarder la terre, sans penser aux serpents et sans glisser en arrière, entraînée par son derrière Voilà, ça y est, on y est arrivée. Toute seule ! En haut, personne et pas de chemin. C'est de l'inextricable. Il l'a encore fait exprès. Pour la perdre. On avance avec circonspection sous la voûte verte, en prenant garde aux ronces, surtout les moyennes qui griffent juste entre les bottes de caoutchouc et le short. Les grosses, il suffit de se retourner et poliment, mais sans avoir peur, de repousser la tige farceuse par la grosse épine qui retient la chemise. Le bien, c'est qu'il n'y a pas d'orties quand il y a trop de ronces et de fougères. Les orties, il leur faut de la lumière pour grandir et pouvoir piquer. On avance, mais c'est pas à pas et sans trop regarder aux alentours, juste devant, car dans les bois, même si on les connaît, les arbres en cachent d'autres et ça semble infini. Ils donnent l'impression de bouger dès qu'on leur tourne le dos, de changer de place comme s'ils jouaient à "un, deux, trois, soleil" et il ne faut pas se retourner, sans ça, on ne sait pas ce qui pourrait arriver.

Au moment où, en ne pensant pas à tout ça, on commencerait à avoir peur, le voici qui est là, le Robert, adossé à un arbre, mais sans avoir l'air d'attendre, comme s'il observait ou réfléchissait dans son silence. On lui râle quelque chose pour la forme, on lui babille n'importe quoi, parce qu'on est contente toujours qu'il soit là juste quand il faut. A peine qu'on arrive, il repart. Devant.

On arrive au chemin creux qui mène à chez Marie-Louise. Le talus, c'était un raccourci, enfin un
rallongis, pour rendre l'aller plus intéressant. Dans le chemin creux, Robert ralentit ; il s'arrête à certains arbres, les examine, tourne autour, les touche, semble les soupeser. Au troisième arbre, on a compris. Ce sont des noisetiers ! Aujourd'hui, on fait un arc. Et des flèches.

Trouver la bonne tige peut prendre toute la matinée, mais on reviendra avec pour le déjeuner, c'est sûr et on la taillera après midi.

- Dis, Robert, on va faire un arc ?
- ...
- Tu vas faire un arc, dis ?
- ...
- Je sais que tu vas faire un arc, alors."
- ...
- ... puisque tu vas le faire, cet arc, je le vois bien, pourquoi tu le dis pas, hein ?"
- ...

La traque a commencé.

La sienne pour la branche de noisetier idéale, celle qui aura un diamètre régulier sur assez de longueur, qui ploiera docilement selon la bonne inclinaison, qui se laissera écorcer pour montrer sa nudité laiteuse et fraîche, qui sera assez Robuste pour supporter la tension de la ficelle, qui donnera de surcroît quelques flèches bien droites, ni trop fines ni trop grosses.

Ma traque à moi, c'est le son de sa voix. Je sais, quoique j'aie pu me raconter, qu'il m'a attendue, qu'il m'aurait aidée si le talus avait été trop haut pour mes cinq ans, mes six ans, mes onze ans, que l'arc qu'il fabriquera sera pour moi et que toute cette mise en scène est pour mon bénéfice, pour que j'en tire profit, d'une façon ou d'une autre. Je sais que j'aurai tout, de son temps, de son ingéniosité, de son inventivité, de sa connaissance des bois et des lieux, du moment juste où il faut faire certaines choses et pas d'autres. Il partagera tout cela, je le sais. Mais en silence.
Une autre fois, c'est la grange, tout près de la maison certes, mais si grande ! Plus grande même que l'église de Lostanges et tout aussi solennelle. Je le suis, drapée dans la lumière mirifique, traversant des tuyaux d'orgue de poussières flamboyantes, entre le vieux tracteur Massey-Harris et les bottes de foin, les fourches redoutées par ma mère et les larges râteaux de châtaignier, nimbée d'or et les pieds dégoulinant de sueur dans les bottes de caoutchouc.
Quelle aventure aujourd'hui ? Quel jeu ? Non, pas un jeu, puisque Pierrot et Ritou ne sont pas là pour le cache-cache... Robert se dirige vers les javelles de paille. Les pailles ! Mais oui, et la lumière de ce matin!... Aujourd'hui, on fait des bulles.
Pour des pailles parfaites, il faut les plus solides, les plus grosses, les plus larges, les plus drues, les plus fortes, les plus résistantes, les plus épaisses... longue et lente quête ! Nous en choisissons plusieurs dizaines, sachant que la taille en abîmera beaucoup. Je m'applique. Nous revenons dans la cuisine, chacun portant précautionneusement sa petite gerbe que nous étalons sur la table.
Puis Robert ressort aiguiser longuement un couteau sur la meule de pierre que j'ai le droit de mouiller de temps en temps avec un filet d'eau et je ne suis pas peu fière.
Une fois les pailles soigneusement tranchées en tubes d'environ douze centimètres, commence le difficile : couper un des bouts en six minuscules parties et les recourber délicatement en étoile. De l'égalité des entailles, de la perfection de l'étoile dépend la beauté de la bulle, sa rondeur et sa tenue, son irisation, son envol possible vers le ciel, vers la lumière qu'elle enchante. Quelque fois, c'est de la menuiserie avec Pépé ou de la mécanique seul. Quand Robert tacoune, qu'il bricole, je n'ai qu'à regarder ; parfois je sais anticiper, devine le bon outil à tendre au bon moment et j'entrevois un moment le dessein à l'œuvre, l'intention, et je me sens éclairée. Une autre fois, c'est la marche paisible au retour de garder : il suit les bêtes lentes à grandes et traînantes enjambées et je mets mes pas dans les siens en regardant nos ombres s'allonger et s'emmêler. Une autre fois, c'est un bateau pour voguer sur l'eau profonde et vaguement interdite du bac, c'est un arbre à grimper, des champignons à trouver, le bois à rapporter, et le chat, le chien, le feu à nourrir et à jouer... Il a dix ans, onze ans, seize ans. Je sais tout de lui et je ne sais rien. De ce qui le traverse, de ce qu'il pense, de ce qu'il ressent, de ce qu'il attend, de ce qu'il espère, je ne saurai rien, jamais. Tout au plus puis-je le deviner, parfois, à certains gestes furtifs, à des façons de bouger, de ne pas bouger, à la qualité surtout des silences, à leur texture, leur couleur, leur poids... Et encore cette intuition-là, l'âge peu à peu me l'a dérobée. Grandir, c'était forcément perdre Robert.
nos ainés
Mon oncle est un Indien. A cinq ans il ne parle pas. A dix ans il ne dit pas grand chose. A quinze ans, il parle anglais car personne à la maison ne le comprend. A vingt ans il ne dit plus rien et laisse pousser barbe et cheveux comme ils viennent, en broussaille comme son nom de famille et déjà blancs comme tous les poils de tous les membres de la famille, une double fidélité en quelque sorte...
Moi, de quatre à quarante ans, je parle sans arrêt... Après, j'arrête, ou plutôt j'essaie d'arrêter comme j'ai arrêté de fumer, avec efforts ; j'essaie de dire autrement ce que j'ai tu sous tant de bavardages. Jusqu'à cette saloperie de puberté, nous sommes frères de sang, des rescapés que prés et bois recueillent et cachent, des réfugiés à qui la nature délivre laissez-passer, mots de passe, passeports et nationalité. Jusqu'à la funeste adolescence, l'inexorable et pétrifiante adolescence, je le suis. Je le suis comme son ombre, sans cesse, une ombre intermittente, son ombre de vacances scolaires, puisque nous ne vivons pas ensemble. Robert c'est l'amant de l'ombre, c'est l'Obscur.
Après, tout s'embrouille. A treize ans, survient l'ennui, les étés n'en finissent pas de mourir, il y a des sanglots longs de violons, bien qu'on n'ait encore jamais écouté de violons, les mots se chargent comme des portefaix, des navires ou des batteries, comme des armes à feu ; tout énerve, les vaches bien-aimées se mettent à ressembler à ce qu'en dit la ville, elles regardent passer les trains en mâchant du chewing-gum, même si le train passe à trente kilomètres de là ; les brebis font courir quand on voudrait lire et quand on voudrait s'interroger avec quelqu'un, se mesurer, échanger, disputer enfin de quelque importante question ou de rien, pour passer le temps, il n'y a que le troupeau à garder et personne...
Il y a Robert, la silhouette tacite de Robert, le silence de Robert. Un silence dans lequel on se perd, dans lequel on s'est perdue depuis longtemps, qui ressemble désormais à un reniement... un silence qui fait renoncer à quelque chose d'inouï, de jamais eu et dont on gardera toute la vie la nostalgie, un silence auquel il faut renoncer pour pouvoir continuer, seule, irrémissiblement seule.

Tsal sufri, Catherine Brousse - éditions Paupières de terre